"Un livre qu'on quitte sans en avoir extrait quelque chose est un livre qu'on n'a pas lu."

[Antoine Albalat]

mai 01, 2012

Lettre à Nathalie


                   À Nathalie,

                Ma chère sœur, je m’en remets à toi. Tu seras ainsi la gardienne de mes derniers mots, ceux que l’on prononce et qui s’envolent sans jamais retourner à son destinateur. Je te les offre, car personne ne pourrait mieux les comprendre que toi ; nous avons grandi ensemble, nous avons dormi dans le même lit, nous avons mangé dans le même bol et nous avons partagé notre baignoire. Qui d’autre aurait pu comprendre mon tourment que la jeune fille avec qui j’ai appris à regarder le monde ? Alors ne juge pas, mais comprends. Si une seule âme s’ouvre à moi, je m’inclinerais devant la rédemption.
                Voici treize mois que nous nous sommes quittés. Ces jours passés loin de ma famille m’ont rendu plus fort et plus autonome. Lorsque je me suis installé dans le centre-ville liégeois, j’y ai découvert un monde de bruit, de grisaille et de colère. Le changement a été rude, mais l’université m’a permis de me remettre sur pied. Que ferait un homme sans un but ? S’il marche vers sa destination, il arrivera toujours à retomber sur ses pattes ; quels que soient les moyens qu’il utilise… Alors je me suis secoué les puces, et j’ai mordu sur ma chique*(expressions cocasses de liégeois). J’ai déballé mes cartons et j’ai installé toutes mes affaires. J’ai déposé sur ma table de chevet le roman que tu m’as gentiment offert avant mon départ et chaque soir lorsque j’ouvrais Shutter Island, j’avais une pensée pour toi, ma sœur, qui avais également parcouru ces mêmes lignes. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu as choisi ce roman si sombre. N’avais-je pas besoin de gaieté pour oublier le vide que vous avez laissé derrière moi ?
                Les jours passèrent et je commençais à me sentir plus confortable. Je ne me perdais plus dans les rues sinueuses bordées de boutiques en tous genres et je n’avais plus besoin de consulter la liste des bus pour me rendre par-ci et par-là. Je connaissais le supermarket du coin et le libraire d’à côté. Le vendredi soir, je retrouvais quelques amis éméchés de l’université autour d’un verre. La vie s’installe quelquefois sans même que l’on s’en rende compte. Le temps qui coule a des effets sur nos souvenirs ;  nous rangeons notre passé et nous nous accommodons de notre présent. C’est ainsi que la première fois que j’ai oublié, je l’ai simplement ramassé, et ce n’est que la troisième fois que je me suis souvenu. Quand on vit dans une seule pièce, on est capable d’énumérer chaque objet et leur position : le cadre sur le bord de la commode, l’ordinateur sur le côté gauche du bureau légèrement tourné vers le centre, les chaussures rangées maladroitement au fond de la garde-robe et la pièce de cinq centimes qui a roulé sous le lit. Alors, lorsque j’ai dû ranger, pour la troisième fois, le livre sur la table de chevet, j’ai commencé à soupçonner mon voisin de palier, Mathieu. Quel intérêt aurait-il à pénétrer dans ma chambre ? Et pourquoi aurait-il laissé tomber à plusieurs reprises ce livre. Le lit ne se trouve pourtant pas à l’entrée, mais au fond de la pièce. J’aurais pu, de toute manière, me poser une myriade de questions, nul  ne pouvait répondre ; seul le temps qui coule apportera des réponses aux souvenirs.
                Un samedi matin, - je ne me rappelle plus lequel exactement – j’ai ouvert les yeux alerté par des bruits de voiture comme le coq urbain qui coqueline. Lorsque mes yeux se furent accoutumés à la lumière, je me suis rendu compte que j’étais seul dans une ruelle. Que diable s’était-il passé la veille ? Je n’avais pourtant ni bu ni fumé. Mais alors, pourquoi ne suis-je pas capable de me souvenir de la nuit ? Comment ai-je atterri ici, seul ? Sur ce mot, j’ai touché accidentellement un sac qui dormait à côté de moi. Il était seul également. À qui pouvait-il bien être ? La marque Guess me rappelle ces filles paumées qui essaient de bien s’habiller en optant pour des fringues de marque. Pas n’importe laquelle ! une marque qui mettra en valeur leur condition sociale (« Attention, je ne suis pas une barakresse, je porte du Guess ») et leur goût pour la mode (« Guess en paillettes argentées sur le t-shirt, les chaussures, la casquette et même sur le collier »). Une personne, donc, que je ne devais pas connaître… À l’intérieur, il n’y avait ni portefeuille, ni abonnement de bus ; rien qui aurait pu identifier la propriétaire de ce sac. Par contre, elle aurait pu s’habiller avec tous les vêtements qui s’y trouvaient ! T-shirt, pull, sous-vêtements et minishort.
                Mais j’étais perdu et le matin – ça n’a pas changé – j’ai toujours eu des difficultés à réfléchir. Alors qu’aurais-tu fait à ma place, Nathalie ? Eh  bien, moi, je suis parti ; loin des yeux, loin de mes préoccupations.
                 Tu pourrais donner plusieurs solutions : pendant qu’il dormait, il a dû se cogner à la table et le livre a ensuite basculé. Le vendredi soir, il a dû boire avec ses amis et après, il est parti s’enivrer avec une jeune et jolie inconnue qui porte du Guess. J’aurais pu en donner aussi ! Mais j’avais une impression de vide. Comme si les mécanismes de défense de mon inconscient ne voulaient pas que je me souvienne.
                J’ai décidé de t’écrire cette lettre après que Mathieu a disparu. Il est peut-être rentré chez lui à Charleroi, ou peut-être est-il allé dormir chez sa nouvelle copine. Quoi qu’il en soit, il n’est plus là et j’ai à nouveau un mauvais pressentiment. Les tiroirs de la cuisine étaient tous ouverts au réveil, quelqu’un a dû les ouvrir hâtivement : Mathieu ou moi ? Le premier a disparu et le deuxième ne s’en souvient pas. C’est la goutte qui fait déborder le vase… Anxieux, j’ai pénétré par effraction dans sa chambre. Ses affaires étaient toujours là : lunettes, chaussures, et sac. Il y avait également  de la peinture fraîche sur une table à côté de livres juridiques. Il n’était donc pas parti. Lorsque je marchais vers la porte pour quitter la pièce, j’ai vu, furtivement du coin de l’œil, un grand drap beige. Il était sous la fenêtre et abritait quelque chose de rectangulaire. J’ai soulevé et tourné le rectangle vers la lumière. Accompagnée de la lettre, la toile se trouve également dans l’enveloppe. Regarde-la.
                Ne vois-tu pas une étrange ressemblance ? Pourquoi suis-je sur cette peinture ? Et d’autant plus étrange, pourquoi Mathieu y est également représenté ? Vraiment, je suis confus et j’ai peur de ce qui m’arrive. Je ne peux pas continuer ainsi ! Si Mathieu ne revient pas, sa famille ou un ami préviendra la police et les inspecteurs viendront m’interroger. Que pourrais-je leur dire ? Et s’ils pensent que je suis un suspect, comment vais-je leur expliquer mes trous noirs ? Et s’ils prennent mes empruntes et qu’ils trouvent quelque chose de douteux ? Et ce tableau maudit, ce maudit tableau, il me reliera directement à lui. Nous y sommes tous les deux et il a été peint dans sa chambre, la veille de sa disparition - le concours de circonstances. Et puis, qui sont les deux jeunes filles avec nous ? L’une d’elle est nue et se rapproche intimement de moi. L’autre, à l’arrière-plan, se tord de douleur. Je n’ai pas la moindre idée de qui il s’agit, alors si tu peux m’en dire davantage, préviens-moi !
                Il faut que j’y aille, j’ai rendez-vous avec une tuteure. J’attends impatiemment ta réponse. J’ai peur Nathalie, peur de ce qui pourrait m’arriver et de ce que je pourrais faire.
                                               Florian

               
                «  Si le temps n'est réellement pour moi qu'une série de marque-pages, alors quelqu'un a dû secouer le livre pour en faire tomber tous les morceaux de papiers jaunis, rabats de pochettes d'allumettes, touillettes aplaties, avant de lisser avec soin les feuilles cornées. »  Shutter Island – Dennis Lehane.

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